Cinquième prorogation de l’Etat d’urgence : protégeons notre démocratie, osons sortir du piège de l’état d’urgence permanent

Publié par cecileduflot le

Ce mardi 13 décembre 2015 était examiné à l’Assemblée nationale le projet de prorogation de l’état d’urgence visant à ce qu’il dure jusqu’au 15 juillet 2017. Cécile Duflot avait déposé une motion de rejet préalable conformément à l’article 91 alinéa 5 du règlement de l’assemblée nationale, elle l’a défendue à la tribune et nous vous en proposons le texte ci-dessous :

 

Crédits AFP Photo / Lionel BONAVENTURE

 

Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs, chers collègues,

 

Pour la cinquième fois – oui, la cinquième fois ! – depuis novembre 2015, nous sommes sollicités pour voter une prorogation de l’état d’urgence.

Une urgence, donc, qui dure depuis plus d’un an et qui serait cette fois justifiée par le contexte préélectoral et par les manifestations qu’il pourrait supposer.

Une urgence qui n’en est plus une puisque, on le sent à l’ambiance de cet hémicycle, il y a une forme de résignation et d’habitude à débattre ici d’une mesure pourtant exceptionnelle.

L’enchaînement des dispositions spéciales, la succession des mesures faussement provisoires et réellement attentatoires à notre idée commune de la démocratie, font que nous avons basculé – c’était notre crainte – de l’état d’urgence à l’état d’exception permanent.

À chaque débat, monsieur le ministre, vos prédécesseurs ont expliqué que c’était temporaire, que cela n’était pas fait pour durer, que cela ne pouvait pas durer. Le Président de la République lui-même l’a dit. Et pourtant, nous voici ici encore aujourd’hui.

Je m’y refuse. Et je ne suis pas la seule, puisque des parlementaires de tous bords ont fait entendre à chaque fois que l’occasion leur en a été donnée leur opposition à un tour de force juridique.

Le piège s’est refermé sur ce gouvernement qui, à force d’arguments de circonstance, est conduit à persévérer dans une voie sans issue. Parce qu’assumer de mettre fin à l’état d’urgence nécessite beaucoup de courage.

Nous étions nombreux à exprimer cette juste crainte dès sa deuxième prorogation : quel gouvernement osera mettre fin à l’état d’urgence ou le laisser expirer ?

Je le disais déjà le 19 novembre, lorsqu’il nous était proposé de proroger l’état d’urgence pour trois mois : « l’état d’urgence temporaire ne saurait ouvrir la voie à l’état d’exception permanent. L’acceptation de la prorogation de l’état d’urgence ne vaut pas quitus mais s’inscrit dans un contexte précis et ne vaut que pour celui-ci ».

Ce contexte est terminé. Et nous avons tous pu constater, suite à l’effroyable massacre de Nice et à l’assassinat du Père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray, que l’état d’urgence n’avait pas empêché l’horreur. L’état d’urgence, aussi strict et répressif soit-il, n’empêche en rien que des individus habités par la haine, le ressentiment ou la folie, quand les trois ne les habitent pas en même temps, ne commettent des massacres qui nous révulsent et blessent à jamais notre mémoire collective.

À l’inverse, nous savons aujourd’hui que l’état d’urgence a visé et touche toujours aujourd’hui des personnes sans lien avec les mouvances terroristes : nous avons vu depuis novembre que l’état d’urgence a servi à museler les contestations sociales ou ceux qui luttaient contre le réchauffement climatique.

Que les choses soient claires, ce n’est pas moi qui le dit, mais le Président de la République lui même ! Je le cite : « Imaginons qu’il n’y ait pas eu les attentats, on n’aurait pas pu interpeller les zadistes pour les empêcher de venir manifester. Cela a été une facilité apportée par l’état d’urgence, pour d’autres raisons que la lutte contre le terrorisme, pour éviter qu’il y ait des échauffourées ».

Une facilité, pour éviter des échauffourées.

Une facilité pour éviter des échauffourées !

Voilà ce qu’est devenu l’état d’urgence !

Comment croire que l’état d’urgence pourrait être compatible avec le débat démocratique libre et ouvert nécessaire durant la période électorale à venir ?

Notre droit commun évolue, alors même que l’état d’urgence est prolongé. Des dispositifs toujours plus dérogatoires sont introduits dans le droit commun au nom de la lutte contre le terrorisme. Il n’y a jamais de retour en arrière. Nous fonçons tout droit vers l’abîme.

La sagesse impose de refuser de faire un pas de plus dans cette direction.

Les lois antiterroristes et les réformes pénales successivement adoptées l’attestent : tout l’arsenal juridique existe déjà pour lutter efficacement contre la menace terroriste.

Il suffit de l’appliquer. C’est ce qui nous a été dit ici, de manière très claire, au moment du vote de ces textes de loi. Il conviendrait également et surtout de donner des moyens humains et financiers aux services de renseignement et à la justice afin qu’ils soient pleinement efficaces.

Je veux ici redire la gratitude qui est la nôtre à l’égard de celles et de ceux qui assurent notre sécurité dans des conditions d’une exigence et d’une difficulté inouïes.

Cela a été maintes fois souligné, l’état d’urgence ne constitue pas la réponse adaptée à la menace terroriste. C’est un paravent, sans doute commode, pour dire à l’opinion que l’on agit, en prenant des poses martiales et responsables, mais chacun voit bien que la réalité du monde est plus complexe.

Nous avons vocation, ici réunis, à dire le droit et à exprimer, par là même, notre vision du destin de notre nation. Voilà pourquoi la question de la défense de nos principes démocratiques ne relève pas de l’esthétique, mais bel et bien de la philosophie politique et morale.

Le droit est ce que nous avons tous et toutes en commun. Alors, que dit le droit commun ? Le droit commun permet de lutter efficacement contre le terrorisme. Au cours de ces quatre ans et demi, plusieurs dispositifs sont venus étoffer l’arsenal sécuritaire dont disposent nos services. La superposition des textes est même étourdissante depuis 1986 et le premier texte qui institue des régimes dérogatoires au droit commun en matière de terrorisme. La loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le terrorisme a inscrit dans le droit commun des dispositions propres au terrorisme comme les perquisitions de nuit, la fouille des bagages, la retenue des personnes. Cette même loi permet l’utilisation de dispositifs techniques de proximité pour capter directement les données de connexion, ainsi que le recours aux sonorisation, fixation d’images et captation de données informatiques dans le cadre des enquêtes diligentées par le parquet. Votre gouvernement a ainsi les moyens de faire face à la menace terroriste dans le strict cadre de l’état de droit.

Ainsi, mes chers collègues, la prolongation d’un état d’exception n’a pas de raison d’être.

 

Si l’état d’urgence pouvait être justifié au lendemain des attentats du 13 novembre, compte tenu de la période de grande incertitude qui en découlait et de la nécessité d’arrêter les terroristes en fuite, il n’est plus apte à répondre à une situation durable.

L’état d’urgence, comme tout état d’exception, est pensé pour réagir à une menace temporaire, circonstancielle. Sa structure même est conditionnée par l’idée que la menace lui donnant naissance est elle-même temporaire. Bernard Manin le souligne : « Si ces circonstances ne disparaissent pas au terme d’une durée limitée », il manque alors la « condition fondamentale » justifiant l’usage d’un tel dispositif.

Or, et vous l’avez dit, monsieur le ministre, la menace terroriste que nous subissons n’est pas un phénomène temporaire, mais une situation durable, une menace durable qui risque de nous faire renier tous nos principes. Si l’on admet qu’une simple menace, un danger imminent donc, puisse justifier un état d’exception, alors tout est possible. Le risque de manipulation politique par les services de sécurité qui, sous couvert du secret-défense, vont invoquer des menaces terroristes pour inciter les gouvernants à prendre toujours plus de mesures de prévention, est trop élevé pour que l’on puisse envisager un tel critère. C’est ce qu’explique Bruce Ackerman, grand constitutionnaliste américain.

Il semble dès lors nécessaire d’opérer la distinction entre la menace terroriste, qui ne saurait justifier la mise en œuvre de l’état d’urgence, et le fait terroriste, permettant, dans certaines circonstances, de justifier pour un délai très court une réponse exceptionnelle.

C’est cette distinction qui permet, selon Bruce Ackerman, d’éviter le risque majeur de « la normalisation des pouvoirs extraordinaires », ou si l’on veut, le risque de transformer l’État de droit en État autoritaire.

C’est si évident que nous devrions tous en prendre conscience et considérer les choses différemment : plus on prolonge l’état d’urgence, plus il paraît impossible d’en sortir.

Le Gouvernement présente encore l’état d’urgence comme une réponse évidente à la situation que connaît notre pays. Il nous habitue à cet état d’exception, tout en jetant le discrédit sur ceux qui porteraient une voix dissonante.

J’ai entendu ici des propos extrêmement désobligeants à l’égard des parlementaires qui, comme moi, ont porté cette voix. On peut être en désaccord, et nous reconnaissons que ces voix ont été minoritaires, mais on doit respecter ceux et celles qui s’expriment ici au nom des principes qui fondent notre démocratie. Car le débat est comme verrouillé : ceux qui osent remettre en question la pertinence de l’état d’urgence sont accusés, même pas à mots couverts, de faire le jeu du terrorisme, alors que ce régime d’exception porte en lui les germes d’une dérive sécuritaire et stigmatisante pour certaines populations.

En outre, la pérennité de l’état d’urgence institutionnalise une forme d’arbitraire, arbitraire d’une part dans les conditions même d’engagement ou de prolongation de cet état d’exception, arbitraire encore dans les mesures qu’il permet, telles que les perquisitions administratives et les assignations à résidence, décidées désormais sur la base d’un simple « comportement » susceptible de constituer une menace.

Comme le soulignait André Chênebenoit en 1955, au moment de l’adoption de la loi initiale instituant l’état d’urgence, « Il semble que plus un État sent fuir son autorité et plus il cherche à parer aux conséquences de sa faiblesse par des moyens autoritaires ». Chênebenoit s’inquiétait alors de « l’usage que pourraient faire de pareils textes un gouvernement et une Assemblée dans une situation actuellement hors de prévision ». La loi de 1955 a été mise en œuvre pour lutter contre les indépendantistes algériens. En 1962, c’est en vertu de cette loi que le préfet Papon a fait intervenir la police contre les manifestants pour la paix en Algérie. Ne prenons aucune mesure qui demain porterait préjudice à notre pays. L’état dit « d’urgence » menace notre démocratie en ce qu’il met entre parenthèses l’État de droit et permet un glissement dangereux vers un État de police ou un État sécuritaire.

Le philosophe italien Giorgio Agamben démontre très précisément en quoi l’état d’urgence n’est pas « un bouclier qui protège la démocratie » mais comment, au contraire, il a accompagné presque à chaque fois la naissance de dictatures.

Que l’on me comprenne bien. Je n’affirme pas ici, pas une seconde, que nous sommes en dictature. Il est confortable de considérer que ceux qui émettent une voix dissonante peuvent être moqués. Mais nous ne devrions pas, dans ce moment aussi grave où l’on nous demande de voter la cinquième, je répète, la cinquième prorogation de l’état d’urgence, que c’est une banalité.

J’affirme en revanche avec force que nous préparons de sinistres lendemains en accoutumant notre peuple à accepter l’inacceptable au nom de la lutte contre le terrorisme. Lorsque, comme c’est le cas, l’on habitue de façon durable les Français à vivre dans un pays où des opérations de police administratives peuvent se substituer au pouvoir judiciaire, cela ne peut qu’engendrer une dégradation rapide et potentiellement irréversible des institutions publiques.

L’histoire est un chemin dont nous ignorons le déroulé. Qui peut dire que nous ne donnons pas des pouvoirs exorbitants au pouvoir qui sortira des urnes au lendemain de la prochaine élection présidentielle ? Sommes-nous à ce point certain qu’il sera nécessairement des plus démocratiques ? En êtes-vous sûr, monsieur le ministre ? Pouvez-vous nous garantir le résultat de l’élection présidentielle et des élections législatives qui viennent ?

La sécurité est devenue la nouvelle raison d’État, qui légitime aux yeux de l’opinion tout renforcement des pouvoirs de police, au détriment de celui des juges judiciaires.

Cette inquiétude a été formulée très clairement. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Nils Muižnieks, qui a rencontré Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur, fin novembre, demeure persuadé que « plus l’état d’urgence dure, plus le risque est grand pour la démocratie et les droits de l’homme ». Effectivement, pour M. Muižnieks, c’est une illusion de penser pouvoir vaincre la menace terroriste à court terme. Pour autant, selon lui il n’est pas question de légitimer un état d’urgence qui s’éterniserait, sans quoi ce serait un renoncement à la démocratie, et donc la victoire des terroristes.

De quoi est-il question ?

Près de 700 procédures liées à l’état d’urgence ont été engagées devant les juridictions administratives. Pour moitié, ce sont des procédures d’urgence, telles que les référés-liberté et les référés-suspension. La majorité de ces recours portent sur des assignations à résidence et, dans près d’un tiers des cas, la décision d’assigner a été suspendue par le juge administratif ou retirée – parfois la veille de l’audience – par l’exécutif.

Selon le rapport d’information sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence publié le 6 décembre, 612 arrêtés d’assignation à résidence ont été pris, concernant 434 personnes, parmi lesquelles 95 sont toujours sous le coup de cette mesure, dont 62 depuis juillet 2016.

Vous avez expliqué, monsieur le ministre, que dans nombre de cas, des procédures judiciaires avaient été engagées. Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que lorsque ces procédures judiciaires, notamment pour apologie du terrorisme, ont débouché sur un non-lieu, les assignations à résidence n’ont pas été levées pour autant. Cette décision administrative est indépendante de la décision judiciaire : même lorsque les procédures judiciaires vont à leur terme et reconnaissent l’innocence des personnes mises en cause, les assignations à résidence peuvent être maintenues. C’est tout le problème de la séparation, et de la prise de décision par une autorité administrative.

Les juges administratifs font face à des critères d’assignations à résidence insuffisamment précis, puisque la loi sur l’état d’urgence telle que modifiée l’année dernière invoque un « comportement » susceptible de constituer une menace.

Parmi les personnes assignées à résidence, plusieurs le sont effectivement depuis près d’un an sans qu’aucune enquête judiciaire ne soit ouverte à leur encontre.

Comment pouvons-nous accepter cette situation ? Selon des chiffres datant du mois dernier, 46 personnes sont assignées à résidences sur simple décision administrative depuis les premières semaines de l’état d’urgence. Elles ont mis leur vie entre parenthèses, vivent cloîtrées chez elles, ne peuvent plus travailler, n’ont plus de vie sociale, sont obligées de rester sur le territoire de leur commune et de pointer au commissariat deux à trois fois par jour.

Comme le remarque le Conseil d’État dans son avis sur ce texte, « la succession des prorogations de l’état d’urgence peut conduire à des durées d’assignation à résidence excessives au regard de la liberté d’aller et de venir ». La justice administrative a même accepté l’idée d’assignation à résidence justifiée de façon préventive pour ne pas gêner l’État dans ses missions de maintien de l’ordre, comme cela fut le cas des assignés à résidence à l’occasion de la COP21.

Mais où nous mène cette jurisprudence ? Qu’allons-nous allons laisser en héritage ?
Des assignations à résidence préventives, entre les mains de la prochaine majorité, que nous ne connaissons pas ?

Les éléments de preuve pour les décisions d’assignation apparaissent toujours lacunaires, dès lors que des notes blanches issues des services de renseignement, non sourcées, peuvent servir de base au maintien d’une assignation à résidence. Ces privations de liberté sont d’une telle durée – plus d’un an pour certaines – qu’elles ne peuvent encore apparaître justifiées en l’absence d’intervention d’un juge judiciaire.

Le rapport d’information sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence en fait mention : le juge administratif reconnaît clairement que l’assignation « nuit à l’exercice des droits individuels », le Conseil d’État ayant relevé qu’une assignation « porte atteinte à la liberté d’aller et venir, qui constitue une liberté fondamentale ». Le juge administratif reconnaissait encore en septembre que les obligations de pointage constituent « une gêne dans la vie de famille et les activités de loisir ».

 

Mais la lutte contre le terrorisme passe par la lutte contre ce qui l’engendre. Au lieu de voter une énième loi de prorogation de l’état d’urgence, qui est inutile et néfaste, il serait judicieux de cesser de vendre des armes à des régimes liés au terrorisme ou soumis à un embargo.

En effet, il ne s’agit pas de colmater les brèches, d’empêcher au dernier moment de nouveaux attentats, à coup de perquisitions souvent hasardeuses, qui n’ont pas été utiles pour prévenir les actes terroristes les plus récents, mais il s’agit de s’attaquer aux racines du mal. Il est nécessaire de comprendre ce qui conduit au pire des jeunes désœuvrés. Comprendre n’est pas excuser, mais accepter de faire face à une réalité cruelle, qui blesse notre société.

J’en viens à l’élément qui apparaît le plus problématique compte tenu de l’objet du projet de loi en discussion : nous allons donc organiser des élections présidentielles et législatives sous le régime de l’état d’urgence.

Ce projet de loi se fonde sur une aberration sans nom, laquelle réside plus particulièrement dans son article 3, qui révèle un défaut de cohérence entre le dispositif et les motifs avancés.

Dans cet article, monsieur le ministre, vous décidez de faire échec à une disposition de bon sens de la loi initiale de 1955, qui consiste en ce que l’état d’urgence tombe dès lors que le gouvernement qui l’a institué est démis.

Ainsi votre gouvernement est-il prêt à ce qu’une élection présidentielle, c’est-à-dire le moment cristallisant le débat démocratique de la France pour les cinq années à venir, se déroule sous un régime d’exception, qui ne permet pas l’exercice des principales libertés politiques.

Par ce vote, mes chers collègues, vous permettrez que les libertés d’association, de réunion, d’expression soient éventuellement limitées par une décision administrative. Au nom de quoi ? En quoi ces réunions, ces rassemblements concentrent-ils plus de danger qu’une rame de métro bondée, qu’une exposition de musée ou qu’un marché le dimanche matin ?

Cette disposition de l’article 3 ne traduit qu’une chose : vous ne savez pas comment arrêter cet état d’urgence. C’est une machine infernale qu’il est impossible d’arrêter.

 

Or, il est nécessaire de le rappeler, pendant cette période, vous avez décidé que la France pouvait faire exception à la Convention européenne des droits de l’homme, comme la Turquie, comme l’Ukraine. Quel terrible signal envoyé à la communauté internationale que celle d’une suspension de l’État de droit, au moment où il est absolument nécessaire de défendre notre modèle !

Ce modèle est celui d’une justice dans laquelle les mineurs sont préservés, alors qu’ils connaissent sous l’état d’urgence un traitement très dur. C’est celui qui restreint la liberté d’aller et de venir au terme d’une condamnation et non en amont.
Notre modèle prend en considération les faits pour condamner quelqu’un, non son comportement, notion floue et indéfinie qui ne laisse aucune latitude au juge administratif pour condamner une décision arbitraire de l’administration.
Notre modèle a de la considération et de l’estime pour le pouvoir judiciaire, qu’il ne voit pas comme une menace mais comme un garde-fou contre toutes les dérives qui peuvent survenir et atteindre à la liberté individuelle.

M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, le soulignait le 15 novembre : « L’état d’urgence ne peut être renouvelé indéfiniment ». Il nous invitait également, nous, parlementaires, à fixer une durée maximale pour les assignations à résidence.

Le régime d’exception devient donc permanent. Nous sommes pris dans la spirale d’un état de crise qui, sans véritablement garantir la protection des populations contre le terrorisme – parce que personne ne le peut vraiment – compromet la protection des droits de l’homme et met en péril nos libertés fondamentales et la cohésion nationale.

Le poids de la menace terroriste ne saurait nous faire hypothéquer notre lucidité et notre bon sens. L’état d’urgence est inopérant quand il dure. Ce régime d’exception s’est révélé incapable d’empêcher la survenue de nouveaux attentats. Il est devenu une mesure de réassurance collective dont le prix n’est plus proportionné à ce qu’il apporte.

Le Président de la République lui-même avait annoncé, à la veille du drame du 14 juillet dernier, que l’état d’urgence pouvait prendre fin, dès lors que notre arsenal législatif était adapté à la lutte contre le terrorisme. Dans ses confessions aux deux journalistes du quotidien Le Monde, il l’avoue : « Le risque c’est […] qu’on profite de l’état d’urgence. C’est une facilité. » Il disait encore, avec raison : « Je n’y suis pas favorable. Car la tentation, c’est de garder un état d’exception. »

Osons, mes chers collègues, nous délivrer de cette tentation et sortir de l’impasse sécuritaire pour faire face dignement à la menace. Protégeons notre démocratie en ne l’affaiblissant pas inutilement par un état d’exception qui légitime tous les excès, exacerbe les tensions sociales et stigmatise une partie de la population.

Je continue, pour toutes ces raisons, à affirmer notre opposition à l’état d’urgence en ce qu’il apporte une atteinte manifestement excessive à nos droits et libertés. En ce sens, je vous demande, mes chers collègues, de vous prononcer pour le rejet préalable de ce texte.

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